Le quatrième mur
Sorj Chalandon
édition Grasset 2013

La version de Jean Anouilh de la tragédie d'Antigone a été donnée en 1942 en plein Paris occupé. À la fin de la pièce, les acteurs retranchés derrière le rideau de fond ont observé un silence épais et malaisant. Ce temps suspendu matérialise le 4ème mur. Quel silence avant de découvrir comment cette tragédie résonnera aujourd'hui, ici et maintenant !
Sorj Chalandon, lui, transpose dans son récit, l'expérience d'Anouilh en pleine guerre du Liban. Samuel Akounis, militant grec juif, réfugié en France, a le projet fou de mettre en scène Antigone à Beyrouth. La pièce doit être livrée dans un théâtre en ruine, au beau milieu du conflit, le 1er octobre 1983. Cette version pour la Paix sera portée par des acteurs de toutes confessions et origines : chrétienne, druze, palestinienne, chaldéenne, arménienne, chiite...
Samuel est obnubilé par son grand projet et délaisse quelque peu ses amis dont Georges, militant antifasciste, qui évolue dans les cercles universitaires parisiens des années 70. Leur amitié, bâtie sur le respect l’admiration et la transmission, aura été intense et riche, il y a quelques années. Samuel engageait Georges à relativiser ses élans politiques, à regarder la violence en face, pour ce qu'elle est vraiment : la fin de l'espoir et du dialogue. Georges comprenait difficilement.
Mais les années passent, le projet fou avance et Samuel se meurt... Malgré le fait que ce projet énorme le ronge de l'intérieur, la vie de Samuel ne tient qu'à l'espoir de monter Antigone au Liban, comme une sorte de trêve par le théâtre. Malade, hospitalisé, épuisé, Samuel finit par implorer Georges pour qu'il reprenne l'aventure et s'envole pour Beyrouth, donner vie à ce rêve.
À partir du moment où Georges accepte, ses certitudes vont vaciller, son assurance se fissure, la raison se perd.
Le quatrième mur nous entraine dans un questionnement universel et déchirant. Que ferions-nous face à nos engagements, en plein cœur de la violence et de la haine ? Qu'aurions-nous fait en 1942, aurions-nous applaudi la résistance d'Antigone ? Ou serions-nous resté aveugles, sourds et silencieux ? Aurions-nous brisé le 4ème mur ?
L'écriture de Chalandon est époustouflante, cinématographique, dynamique, vivante, haletante et parfois lyrique, poétique, émouvante. Cette lecture, avant ou après le film de David Oelhoffen (sorti en janvier 2025), est un délice de littérature. En même temps, ce livre nous accompagne pour comprendre (ou pour nous assurer qu'il n'y aura jamais rien à comprendre) l'absurdité des guerres, pour trouver un chemin dans un monde de violence, vers la lumière.
extrait :
" Il a tiré sur la ville, sur le souffle du vent. Il a tiré sur les lueurs d'espoir, sur la tristesse des hommes. Il a tiré sur moi, sur nous tous. Il a tiré sur l'or du soir qui tombe, le bouquet de houx vert et les bruyères en fleur."